Des Italiens de l'autre côté du front

Pendant que des Italiens sont exploités comme prisonniers de guerre par les armées allemandes en Belgique et en France conquises, d’autres soldats italiens se trouvent au même moment de l’autre côté du front, en terre de France. En 1918, l’Italie y envoie en effet deux contingents militaires : des Troupes Auxiliaires et un Corps d’Armée. Certains cimetières, tel celui de Bligny, témoignent encore aujourd’hui de la présence simultanée sur le sol français de ces trois catégories de soldats italiens, réunis dans la mort.

Les Troupes Auxiliaires italiennes en France (TAIF)

Si, dès novembre 1917, les Allemands obtiennent de leurs alliés autrichiens l’envoi sur le front ouest de soldats italiens (ceux faits prisonniers lors de la bataille de Caporetto), les Français reçoivent une réponse négative de leurs alliés italiens lorsqu’ils leur adressent la même demande, en décembre 1917. D’où la déception et l’amertume exprimée par Abel Ferry lorsqu’il rend compte de sa mission auprès de l’Armée d’Italie pour les Commissions de l’Armée et du Budget, le 30 décembre à Paris : « Nous avions désiré 100.000 travailleurs italiens pour l’organisation de notre front. Nous ne les avons pas obtenus. Mais les Allemands ont pris 150.000 Italiens qui travaillent sur notre front à notre détriment » [1]. Avec l’annonce des négociations de paix engagées par la Russie avec l’Allemagne, les perspectives militaires sont effroyables pour la France et ses alliés. Il leur faut des renforts pour soutenir le choc de la prochaine offensive allemande. Clemenceau mandate à nouveau Abel Ferry pour obtenir de l’Italie l’envoi de travailleurs sur le front français.

[1] « Compte rendu de la mission de M. Abel Ferry à l’Armée d’Italie pour les Commissions de l’Armée et du Budget », in Abel Ferry, La Guerre vue d’en bas et d’en haut (Lettres, Notes, Discours et Rapports), Paris, Grasset, 1920, p. 215.

Abel Ferry aux armées, fin 1916 (Collection Pisani-Ferry) │ Carte postale éditée par l’Assemblée Nationale, à l’occasion de l’exposition itinérante « Député Députés » en 1991/1992 │ non circulée │ col. pdgit1918
Abel Ferry aux armées, fin 1916 (Collection Pisani-Ferry) │ Carte postale éditée par l’Assemblée Nationale, à l’occasion de l’exposition itinérante « Député Députés » en 1991/1992 │ non circulée │ col. pdgit1918

Le 15 janvier 1918, il arrive à Rome et entame immédiatement sa mission auprès des autorités italiennes. Quatre jours plus tard, le 19 janvier 1918, l’Italie et la France signent une convention qui crée les « Troupes auxiliaires italiennes en France » (en italien « Truppe Ausiliarie In Francia », abrégées en TAIF). Il s’agit d’unités de travailleurs militaires, enrégimentées mais non combattantes. Elles sont composées pour deux tiers d’hommes jugés inaptes au combat, et pour un tiers de soldats ayant connu le feu (notamment des artilleurs inoccupés par suite de la perte de très nombreuses pièces lors de la retraite sur le Piave, mais aussi de vétérans du Carso). Fortes de 60 000 têtes, les TAIF sont envoyées dans les zones des armées tout le long du front occidental, d’Arras en Picardie à Belfort en Alsace. Elles sont organisées de la manière suivante :

  • 1 centurie compte 100 hommes,
  • 1 compagnie compte 3 centuries, soit 300 hommes,
  • 1 noyau compte 10 compagnies, soit 3 000 hommes,
  • 1 regroupement compte 5 noyaux, soit 15 000 hommes,
  • les TAIF comptent 4 regroupements, soit 60 000 hommes.

Ces unités sont commandées par des officiers italiens, mais placées sous la direction des armées françaises ou britanniques, selon les secteurs. Les regroupements rejoignent leur zone respective (Villers-Carbonnel dans la Somme, Châlons-sur-Marne en Champagne, Ligny-en-Barrois sur la Meuse, Épinal dans les Vosges) entre fin janvier et début mars 1918, pendant que les Allemands font de même avec les compagnies de travail de prisonniers de guerre, de l’autre côté du front. Les centuries seront ensuite réparties tout au long du front, au gré des besoins. Elles y sont employées pour organiser des positions défensives ou pour des chantiers sur les lignes de chemin de fer reliant les zones de combat.

Localisation des TAIF en mars 1918 │ HEYRIÈS Hubert, Les travailleurs militaires italiens en France pendant la Grande Guerre, Montpellier : Presses universitaires de la Méditerranée, 2014, p.82.
Localisation des TAIF en mars 1918 │ HEYRIÈS Hubert, Les travailleurs militaires italiens en France pendant la Grande Guerre, Montpellier : Presses universitaires de la Méditerranée, 2014, p.82.

Les deux déploiements de travailleurs italiens (du côté français et du côté allemand) apparaissent donc largement symétriques. D’ailleurs, l’un et l’autre furent minimisés, voire critiqués, par certaines autorités italiennes, car ils auraient porté atteinte à « l’orgueil national » : tandis que les prisonniers étaient considérés par certains comme des lâches ayant refusé de combattre, l’envoi de travailleurs auxiliaires en France était perçu comme un abaissement pour les soldats italiens, ainsi amenés à exécuter les mêmes tâches que celles confiées par les Français aux ressortissants de leurs colonies et à leurs prisonniers [1].

L’oubli presque total de la présence de ces contingents de bras humains au service de la guerre est leur dernier point commun. Car ce n’est que très récemment que les historiens ont fait redécouvrir l’expérience éprouvante de ces militaires italiens non armés qui furent envoyés en terre étrangère, et qui furent négligés par la mémoire collective pendant près d’un siècle [2].

La similitude de leurs tâches avec celles des compagnies de prisonniers de l’autre côté du front est saisissante : en reprenant la liste des travaux effectués par les TAIF (établie par le Commandement italien), on constate que tous sont également effectués par des compatriotes aux mains des adversaires, à l’exception de la pose de lignes télégraphiques. Dans les deux camps, et au même moment, les Italiens sont mis en masse au service de l’effort de guerre.

En outre, les membres des TAIF se retrouvent parfois dans des secteurs du front où travaillent leurs compatriotes prisonniers, de l’autre côté des lignes. C’est le cas notamment dans la région de Belfort (face aux camps de Muespach ou Steinbrunn-le-Haut), de Lunéville (face aux camps de Sarrebourg ou Moussey) ou de Noyon (face aux camps autour de Laon).

Lors des offensives allemandes de 1918, certains hommes des TAIF seront pris sous le feu allemand, seront capturés ou perdront la vie. Par exemple, 200 travailleurs militaires italiens sont faits prisonniers le 27 mai 1918 lors de l’offensive allemande sur Reims, tandis qu’en juillet le total des pertes au sein des TAIF s’élève à 15 blessés et 17 morts. Le cimetière militaire italien de Bligny compte à lui seul 350 sépultures d’hommes appartenant aux TAIF, morts en service. De l’autre côté du front, des prisonniers italiens sont eux aussi frappés à diverses reprises par des bombardements, mais en provenance de leurs alliés cette fois (comme à Maubeuge, Valenciennes ou Moyeuvre-Grande, entre autres).

Carte postale célébrant les TAIF, « Truppe italiane ausiliarie in Francia », avec la mention « Juillet 1918 - 2ème bataille de la Marne - Château-Thierry » et les noms des villes de Soisson, Noyon et Péronne │ L’illustration, déjà publiée avant la guerre, représente des travaux de retranchement effectués par des soldats romains lors du siège d’Alesia en 52 av. J.-C. │ signée le 6.1.1919 │ col. pdgit1918
Carte postale célébrant les TAIF, « Truppe italiane ausiliarie in Francia », avec la mention « Juillet 1918 - 2ème bataille de la Marne - Château-Thierry » et les noms des villes de Soisson, Noyon et Péronne │ L’illustration, déjà publiée avant la guerre, représente des travaux de retranchement effectués par des soldats romains lors du siège d’Alesia en 52 av. J.-C. │ signée le 6.1.1919 │ col. pdgit1918

 

[1] Consociazione Turistica Italiana. 1940. I Soldati italiani in Francia (Sui campi di battaglia, VI). Milano : G. Modiano, p.27.

[2] Heyriès Hubert. 2014. Les travailleurs militaires italiens en France pendant la Grande Guerre. Montpellier : Presses universitaires de la Méditerranée.

Le 2ème Corps d’Armée italien (CAI)

Au début de l’année 1918, informés de l’imminence d’une importante offensive allemande, les états-majors alliés (français, britannique et américain) obtiennent l’accord de l’Italie pour l’envoi de troupes combattantes sur le front de France. La décision est entérinée lors du conseil de guerre qui se tient à Versailles le 23 mars 1918. Rome enverra son 2e Corps d’Armée, soit 60 000 hommes – le même volume que celui des TAIF.

Composé de deux divisions (3e et 8e) comprenant chacune 2 brigades, ce Corps d’Armée placé sous les ordres du général Albricci avait combattu durant toute la guerre dans le secteur compris entre Tolmino et Gorizia, dans le Carso. Depuis la retraite italienne derrière le Piave en novembre 1917 et les nombreuses pertes qu’elle engendra, le 2e Corps d’Armée italien (CAI ci-après) avait été placé en arrière-ligne. Au début de l’année 1918, il avait été rendu à nouveau opérationnel. Il rejoint le front français en avril, dans le secteur de Reims.

Deux clichés montrant l’arrivée d’éléments du 2e Corps d’Armée italien en France en avril 1918 │ Le Miroir, 5 mai 1918, p.2
Deux clichés montrant l’arrivée d’éléments du 2e Corps d’Armée italien en France en avril 1918 │ Le Miroir, 5 mai 1918, p.2

Le 2e CAI associera son nom à quelques-unes des batailles victorieuses des derniers mois de la guerre : la résistance à l’ennemi à Bligny lors de son ultime attaque sur la montagne de Reims en juillet, la prise du Chemin des Dames puis la trouée du front à Sissone en octobre, la délivrance sans dégâts de Rocroi la veille de l’armistice… Le 11 novembre 1918, le CAI avait atteint la Meuse, non loin de la frontière belge.

C’est alors qu’a lieu la rencontre entre les combattants italiens et leurs frères d’armes prisonniers, affluant depuis les territoires encore occupés par les Allemands. Le colonel Caracciolo, du 2e CAI, raconte ce moment :

« Dès l’armistice, la première mission du Corps d’armée fut de recevoir les milliers de prisonniers italiens et français qui, dès les hostilités terminées, commencèrent à se présenter aux ponts et sur les lignes du Corps d’Armée : c’étaient des groupes, des foules de gens aux pieds nus, aux vêtements déchirés, affamés, usés par une vie de privations et déprimés par les épreuves morales. Des postes spéciaux de « barrage » sont installés sur les voies ferrées et dans les endroits les plus appropriés, qui accueillent fraternellement ces prisonniers, leur offrent rafraîchissement et confort et les dirigent vers les centres de collecte en France ou, s’ils sont Italiens, vers la base italienne de Lyon. » [1]

Le 12 novembre 1918, dans le cimetière de Maubert-Fontaine, un régiment du 2e CAI rend les hommages aux vingt soldats italiens décédés à la prison du lieu. Ensuite, du 12 au 17 novembre, l’acheminement des prisonniers tant militaires que civils (« qui affluent dès les premiers jours dans des conditions lamentables ») est assuré par le service de gendarmerie du 2e CAI, une prévôté française spécialement constituée pour accompagner les troupes italiennes dans leurs opérations en France [2].

Le 17 novembre, les troupes italiennes quittent la France et cantonnent jusqu’en février 1919 « au cœur du triste pays wallon, qui couvre de ses immenses forêts de sapins les terres de cette partie de la Belgique, qui confine avec le Luxembourg », pour reprendre les mots de l’écrivain italien Curzio Malaparte [3]. Le séjour des soldats italiens en terres ardennaises semble cependant avoir été marqué de moments de joie et de fraternisation avec les populations locales. Pour preuve, un habitant du village de Tellin, Victor Enclin, décrit dans ses notes ce qu’il a vu le 11 décembre 1918 :

« Des Italiens, les uns s’acharnent à fourrager, les autres vont chercher des mitrailleuses à Grupont, des affûts de canon je ne sais où, et les concentrent ici. C’est curieux : les Italiens sont contents des Belges, et la population belge sympathise on ne peut mieux avec eux. Deux pays qui ne se connaissaient guère et qui se mettent à s’aimer. Le peuple italien a l’âme chantante, enthousiaste, non travaillée par les mouvements modernes, et le belge sait de son côté être enthousiaste pour faire plaisir à ses hôtes » [4].

Durant son séjour en Belgique, des décès surviendront encore dans les rangs du 2e CAI, principalement du fait de maladies, dont la grippe espagnole, ou d’accidents. Par exemple, le capitaine Giacomo Tortora, de la Brigade Napoli, consigne dans son journal qu’un soldat fut écrasé par un camion le 17 février 1919 et enterré le lendemain à Beauraing lors de funérailles solennelles [5]. Au total, on dénombre 40 décès de militaires entre novembre 1918 et février 1919 dans les localités belges où cantonne le 2e CAI, à savoir : Beauraing (1), Bertrix (1), Bièvre (14), Focant (1), Freux (2), Gedinne (1), Honnay (1), Paliseul (7), Saint-Hubert (2), Tillet (1), Vonêche (8) et Winenne (1). Tous ces corps seront transférés en 1928 dans la nécropole militaire de Robermont à Liège, et réenterrés aux côtés de leurs compatriotes morts en tant que prisonniers. Dans le carré italien du cimetière liégeois, la tragédie de la captivité est néanmoins absente du paysage funéraire, qui laisse place au souvenir des seuls combattants, des caduti représentés par leurs casques d’acier. C’est ce que raconte mieux encore l’histoire du cimetière de Bligny, en France.

Composition du 2e Corps d’Armée italien envoyé en France en avril 1918 │ CONSOCIAZIONE TURISTICA ITALIANA, I Soldati italiani in Francia (Sui campi di battaglia, VI), Milano : G. Modiano, 1940, p.4.
Composition du 2e Corps d’Armée italien envoyé en France en avril 1918 │ CONSOCIAZIONE TURISTICA ITALIANA, I Soldati italiani in Francia (Sui campi di battaglia, VI), Milano : G. Modiano, 1940, p.4.
Des soldats italiens au repos en compagnie de soldats écossais à Epernay, dans le secteur de Reims │ Carte postale circulée le 24.7.1922 │ col. pdgit1918
Des soldats italiens au repos en compagnie de soldats écossais à Epernay, dans le secteur de Reims │ Carte postale circulée le 24.7.1922 │ col. pdgit1918
Le message adressé par le maréchal Pétain au général Albricci le 10 février 1919 en hommage à la contribution des troupes italiennes aux combats victorieux en France en 1918 │ Carte postale non circulée │ col. pdgit1918
Le message adressé par le maréchal Pétain au général Albricci le 10 février 1919 en hommage à la contribution des troupes italiennes aux combats victorieux en France en 1918 │ Carte postale non circulée │ col. pdgit1918

[1] Caracciolo Mario, Le truppe italiane in Francia (il II° Corpo d’Armata – le T.A.I.F.), Milano, 1929, p. 201.

[2] Ministère des armées, Fonds « Journaux des unités ayant participé à la Première Guerre mondiale », Journaux des marches et opérations des grandes unités – Groupes d’armées – Commandement des forces françaises en Italie – Gendarmerie du 2e C.A. italien, J.M.O. – 19 mai 1918-15 janvier 1919, cote 26 N 18/10, p. 11.

[3] Malaparte Curzio, « La Madeleine de Carlsbourg » [1931], in Sodome et Gomorrhe, suivi de La tête en fuite, Paris, 2014, p. 11.

[4] Enclin Victor, L’attente, la victoire, la paix. Journal d’un encerclé, Namur, Picard-Balon, 1920, p. 196.

[5] Caselli Lapeschi Alberto & Militello Giancarlo (cur.), 1918. Gli Italiani sul fronte occidentale, Udine : Quaderni della Società Storica per la Guerra Bianca, 9-10, 2007, p.132.

Les cinq mille de Bligny – ou la disparition des prisonniers

Les soldats du 2e CAI participèrent à quelques-unes des grandes batailles qui firent le succès de l’offensive victorieuse des Alliés en 1918, amenant à l’armistice du 11 novembre. Nombreux y laissèrent la vie. Les nécropoles de Bligny et de Soupir les honorent. Le souvenir de ces combattants traverse la mémoire collective au sujet de la présence italienne sur le front occidental durant la Grande Guerre. Au point qu’elle parle d’eux, exclusivement, et a fait tomber dans l’oubli les travailleurs et les prisonniers, pourtant italiens et militaires eux aussi. Deux documents témoignent de cette disparition.

Depuis son inauguration en 1921, on peut voir dans le cimetière militaire de Bligny, qui compte un peu plus de 3000 tombes, une inscription gravée sur le fronton de l’ossuaire central célébrant « les cinq mille soldats italiens morts en terre de France ». Le nombre avancé inclut les dépouilles reposant au cimetière de Soupir, dans le secteur du Chemin des Dames. La formule ne fait aucune distinction entre les militaires concernés, combattants, travailleurs ou prisonniers. Un livre publié sous le régime fasciste en 1938, intitulé « Les cinq mille de Bligny », prolonge cette vision : si, pour la première fois, on y trouve la liste de tous les soldats italiens qui reposent en terre française, répartis dans 23 cimetières différents, la présence des TAIF est très discrètement mentionnée, tandis que celle de prisonniers ne l’est pas du tout. Les « cinq mille tombes de Bligny » apparaissent donc aux yeux des lecteurs comme étant exclusivement celles de combattants.

Incarnation de la formule « Les cinq mille de Bligny » qui évince travailleurs et prisonniers militaires de la mémoire collective italienne au profit de la seule figure du soldat combattant │ L’ossuaire du cimetière de Bligny inauguré en 1938, carte postale non circulée │ col. pdgit1918
Incarnation de la formule « Les cinq mille de Bligny » qui évince travailleurs et prisonniers militaires de la mémoire collective italienne au profit de la seule figure du soldat combattant │ L’ossuaire du cimetière de Bligny inauguré en 1938, carte postale non circulée │ col. pdgit1918
Incarnation de la formule « Les cinq mille de Bligny » qui évince travailleurs et prisonniers militaires de la mémoire collective italienne au profit de la seule figure du soldat combattant │ Couverture du livre de Gustavo Traglia paru en 1938 │ col. pdgit1918
Incarnation de la formule « Les cinq mille de Bligny » qui évince travailleurs et prisonniers militaires de la mémoire collective italienne au profit de la seule figure du soldat combattant │ Couverture du livre de Gustavo Traglia paru en 1938 │ col. pdgit1918

Pourtant, à Bligny, les chiffres racontent une autre histoire que celle forgée par la propagande fasciste, une histoire qui inclut les troupes auxiliaires et les compagnies de prisonniers. En effet, parmi les cinq mille tombes que compte la nécropole italienne, celles de combattants du 2e CAI comptent pour un tiers seulement ; un autre tiers est constitué de sépultures de prisonniers, dont les corps furent transférés depuis les nombreux cimetières situés dans les territoires français occupés par les troupes allemandes. Enfin, 12% des tombes abritent le corps d’un homme des TAIF. Autrement dit, les soldats combattant dans les rangs du 2e CAI sont minoritaires à Bligny – mais la légende, tenace, ne retient que leur profil, et non celui de leurs compagnons employés ou exploités pour d’ingrats travaux.

Cet oubli des soldats sans armes (travailleurs et prisonniers) est si persistant qu’un texte contemporain se demande encore d’où proviennent ces hommes appartenant à des unités qui ne composaient pas le 2e CAI envoyé en France. Lors de leur visite du cimetière de Bligny au début des années 2000, Alberto Caselli Lapeschi et Giancarlo Militello s’étonnent du grand nombre de croix donnant de telles indications. « L’explication la plus plausible, écrivent-ils alors dans leur livre, est que lors de l’empressement compréhensible de la première inhumation, et tout autant lors du regroupement des corps à Bligny opéré à la hâte en 1937-1938, on a utilisé des informations non actualisées au sujet des défunts, à savoir leur unité d’appartenance avant leur incorporation au 2e CAI et leur envoi en France. Si c’est le cas, il s’agit d’une erreur plutôt grave » [1]. En réalité, ces deux historiens italiens sont trompés par la force de la mémoire collective italienne, qui a dès l’origine totalement oublié la présence en France des soldats des TAIF et de ceux qui étaient prisonniers des Allemands.

Quand ses sépultures sont lues correctement, le cimetière de Bligny donne au contraire une parfaite image de la participation des Italiens à la Grande Guerre sur le front occidental : du côté français, deux contingents militaires de même taille (60 000 hommes chacun) et, du côté allemand, des milliers de prisonniers exploités dans l’ombre, sur cette face cachée de la guerre jugée indigne et restée bien longtemps invisible…

Répartition des sépultures de la nécropole italienne de Bligny, par catégories de militaires │ HEYRIÈS Hubert, Les travailleurs militaires italiens en France pendant la Grande Guerre, Montpellier : Presses universitaires de la Méditerranée, 2014, p.221.
Répartition des sépultures de la nécropole italienne de Bligny, par catégories de militaires │ HEYRIÈS Hubert, Les travailleurs militaires italiens en France pendant la Grande Guerre, Montpellier : Presses universitaires de la Méditerranée, 2014, p.221.

[1] Caselli Lapeschi Alberto & Militello Giancarlo (cur.), 1918. Gli Italiani sul fronte occidentale, Udine : Quaderni della Società Storica per la Guerra Bianca, 9-10, 2007, p.55.